Roman Calendar

mercredi 22 avril 2009

Douce France !

Voici un article publié dans le Courrier International, ça laisse songeur, non ?

Cette douce France qui m’a trahi 16.04.2009

João de Melo

Dans l’île de mon enfance, la France n’existait pas. Les plus âgés parlaient du Brésil et du Venezuela, et plus tard du Canada et de l’Amérique, vers où partaient bateaux, avions, pensées et soupirs. Bien avant d’être un territoire, la France fut d’abord une carte. J’en ai pris conscience quand, déjà parti des Açores, j’ai vu s’éloigner par-delà la frontière ceux qui travaillaient dans les champs et les chantiers de ce “continent”. Ils passaient “a salto” [expression qui désigne le franchissement clandestin, le “saut”, des frontières par des milliers d’immigrés portugais – en une décennie (1960-1970), le nombre de Portugais en France passa de 50 000 à plus de 700 000] de frontière en frontière, vers une autre monnaie, une autre langue, une autre vie.

La France, on la connaissait par les manuels d’histoire et de géographie, à travers la voix de ses poètes et de ses chanteurs ; à travers ses révolutions, sa langue et sa culture. Moi-même, je suis né politiquement en Mai 68. Aujourd’hui encore, alors que j’ai voyagé sur d’autres continents, dans d’autres pays, villes ou îles enchanteresses, il n’existe pas pour moi de plus belle ville que Paris, ni de paysage plus cohérent et agréable que celui de ces terres labourées, avec leurs bois cantonnés au bout des champs. Ma France, ce sont les châteaux de la Loire, les églises et les monuments gothiques, les trésors du Louvre (les nationaux et ceux qui ont été pillés par les armées de Napoléon), la peinture de Renoir et Monet, la musique de Debussy, Ravel et Berlioz, le cinéma de Lelouch, Truffaut et Godard. Et sa prodigieuse littérature.

Or cette France-là appartient au passé. C’est comme si son présent n’existait pas. Quand je donnais des cours, il y avait dans mon école un manuel de français intitulé La Douce France* : un adjectif qui me semble parfaitement convenir à ce pays. La langue, le vert harmonieux et lisse du paysage, la campagne et ses villages innombrables, ses maisons blanches aux toits rouges ou noirs, ses voix qui vous saluent, qui pour tout ou rien vous disent “pardon”* dans les rues de Paris. Et cette fameuse douceur française. Aujourd’hui, je me sens trahi par la France. J’ai assisté au déclin de la langue française dans le monde avec le même sentiment de perte que j’ai ressenti lorsque j’ai vu s’effacer tout ce qui, il n’y a pas si longtemps, nourrissait l’éclat, la joie et même la fierté de notre idée personnelle de la France. Elle dictait le goût, l’esthétique, la pensée et la mémoire de toute l’Europe. Grandiose, démocratique et libertaire, elle recueillait dans ses bras généreux les émigrés, les exilés politiques, les déserteurs et les réfractaires des guerres coloniales [entre 1961 et 1974, s’agissant du Portugal].

Le plus beau pays d’Europe n’est plus le centre du monde

Aujourd’hui, ce n’est plus vrai. D’autres façons d’être, d’autres langues et d’autres destins ont surgi ; nous n’allons plus la voir au cinéma, nous ne la lisons et ne l’entendons presque plus, nous ne connaissons plus sa musique, exceptée celle des vieux ou anciens noms qui nous sont restés éternels, et nous ne croyons plus depuis longtemps à ses voix politiques et culturelles. La France d’aujourd’hui est tout juste celle des Français d’aujourd’hui, que nous ne connaissons pas.

Nous nous sentons tous trahis et quelque peu fâchés avec la France, malgré nous*. Elle qui nous a donné une langue pour nous exprimer, la plus riche des langues latines, mais nous l’oublions peu à peu parce que nous ne la pratiquons plus, parce que nous la laissons tomber en fragments hors de nous. Elle nous a donné un cinéma unique, dans lequel elle mettait à nu l’intimité du monde ; elle nous a donné des causes, des exemples, des hymnes, des révolutions de mai, le temps des cerises, des génies aussi spontanément hors normes que ses empereurs et ses marquises adultères. Personne n’a chanté le monde, l’abandon, la pauvreté, les artistes, les amants et le vin comme Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé ou Aragon ; et peu d’écrivains comme Hugo, Balzac, Proust, Stendhal et Flaubert nous ont enseigné à regarder la condition humaine et à restituer l’universalité de l’Homme dans la poétique de la création par la parole et le langage.

La France continue à être le plus beau pays d’Europe et pourtant, depuis quelques années, elle a cessé d’être le centre de l’Europe et du monde. Il existe des pays de la sorte, qui parfois s’oublient eux-mêmes. On dit que l’Italie perd son âme chaque fois qu’elle élève sur l’autel de la politique un être aussi hétérodoxe que Silvio Berlusconi ; l’Amérique, elle, a retrouvé la sienne en élisant Obama. Quant à l’âme de la France, je ne sais où elle se trouve. Personne ne parle français en dehors de chez elle. Personne ne se rappelle d’un grand livre qui l’a ému ces trente dernières années, d’un film comme Les Uns et les Autres ou La Grande Bouffe, d’une chanson comme Le Déserteur, d’un tableau total comme tous ceux de Monet, d’un utopiste ou d’un héros contemporains. Je mens : il existe une nouvelle héroïne silencieuse. Elle s’appelle Cécilia je-ne-sais-plus-comment. Vous ne la connaissez pas ? Elle a préféré un vrai amour à la perspective d’habiter à l’Elysée (une décision de grande dame !) et de devenir la première esclave de ­Sarkozy. Président élu de cette autre France sans âme.

* En français dans le texte.

dimanche 19 avril 2009

Le Cap Eternité


J’attendais le vent d’ouest, car à l’Anse Saint-Jean
Je devais m’embarquer pour relever le plan
D’un dangereux récif au large des Sept-Îles.
J'avais d’abord goûté l’éloignement des villes
Dans cette solitude, au pied des hauts glacis,
Chez les bons paysans rompant le bon pain bis,
Pendant que l’on gréait la svelte goélette
Qui, dans l’épais brouillard perdant sa silhouette,
Mouillée au fond de l’anse, à l’ancre somnolait.

Le jour après le jour lentement s’écoulait,
Monotone et pareil ; le fleuve sans écume
Étalait son miroir affligé par la brume ;
L’air humide et sonore apportait sur les flots
La naïve chanson de lointains matelots ;
Aussi, le capitaine à chevelure grise
Réclamait à grands cris le soleil et la brise,
En levant son regard vers le ciel incertain ;
Il gravissait le roc abrupt, chaque matin,
Pour observer le temps à l’heure de l’aurore,
Et murmurait, hochant la tête : Pas encore !


La brume enveloppait les larges horizons,
Les bosquets étagés, les glacis, les gazons,
Et tous les mille riens si beaux de la campagne,
Et les sentiers abrupts au flanc de la montagne,
Où, jusques au sommet, le rêveur épris d’art,
Vers le bleu, tout au loin, chemine du regard.

L’âme se peut distraire, à défaut de lecture,
Dans le livre infini de la grande nature ;
Mais il est, dans la brume ainsi que dans la nuit,
Des moments où le livre est maître de l’ennui.
Bien long devint le jour et bien longue la veille.

[...]