Roman Calendar

mardi 14 décembre 2010

des mots et des maux

Le tract de la grève, l'avoir gardé. Dans ma manie toute récente de chercher des preuves palpables de cette chose impalpable, le travail. Ne plus pouvoir me contenter des pensées invisibles, aléatoires, cognées contre la boîte crânienne dans le noir des nuits de dimanche à lundi. Vouloir en sortir. Percer l'os. Ne trouver que ce subterfuge dérisoire de pouvoir prendre dans une poche ce tract de couleur mauve, écriture sur une seule face. Le relire, le respirer, le laisser sur un coin de table, le reprendre, le voir, sentir le poids des mots, l'insignifiance du papier, être devant quelque chose, un truc existant.

La grève. A midi, voir le piquet devant la grille en arrivant à la cantine. Feu. Palettes incontournables attendant d'être brûlées. L'impression d'une horizontalité sur la moquette rase des herbes, même le feu n'arrivant pas à grimper, flammes discrètes. Pourtant des hommes debout, moins d'une dizaine, les fanions de deux syndicats flottant au vent glacé. Comment un syndicat pouvant décider la fabrication de tels drapeaux dont l'utilité ne peut être que revendicative, planqués au milieu d'une manifestation ou placés en arrière-plan d'un piquet de grève. La direction — et pas mal de cadres un peu lèche-culs — s'en offusquant, car le fait même de s’assurer de tels drapeaux indiquant le refus de négocier. Eux, les syndicalistes, y voyant au contraire un signe de transparence. Pas d'accord, alors le montrer à tous et en dehors des murs d'un bureau capitonné marqué par les rouages subtils et démultipliés de la négociation.

Tenté un moment de passer par le parking et puis non, ne pas fuir, ne pas chercher l'évitement, ce malentendu alors que me sentant si proche. Et pourquoi ? Préférer les hommes debout, faibles devant les tonnes carrées de brique, l'arrogance du bâtiment et le symbole de la prospérité. La prospérité pour tous sauf pour celui qui, debout dans le froid, mains dans les poches et poussant du bout du pied une planche calcinée pour la remettre dans le feu. M'approcher. Quelques objets à terre invisibles dans des cartons, certainement des pétards, cornes de brume. Une caméra FR3 posée sur le macadam. Chercher le journaliste. Dans ce groupe de trois discutant ? Deux autres se tournant face à moi. Deux pas nonchalants dans ma direction. L'un s’assurant du tract sur papier violet à me remettre. Combien de fois ce couple ayant répété les mêmes gestes depuis ce matin, le jeté tranquille des jambes sous le jean, chaussures basses de cuir marron raclant l'asphalte, prise de la feuille malhabile, avec de gros doigts sur le sommet du paquet ? Bonjour. Bonjour. Et puis rien, eux tournant déjà la tête pour répéter le geste vers d'autres arrivants et moi, baissant la mienne pour lire le papier revendicatif. Communiquer par l'écrit, aucun mot échangé, battus d'avance, eux et moi, comme si personne ne croyant récolter un grain à cette grève.

Pourtant, me souvenir de quelques débrayages plus importants et l'allégresse prenant ceux raflés dans les bureaux et décidant de suivre la cohorte grandissante des mécontents, écumant couloir après couloir, pièce après pièce. Et tout de suite, l'ambiance devenant joyeuse, potache, l'impression de faire un pied-de-nez à son chef en s'excusant aussitôt, sauf votre respect. Le tout durant deux ou trois jours, s'amuser ainsi de voir ceux qui, au pied du mur, n'osant adhérer, les fayots, les timides, ceux se révélant. Me souvenir de cette collègue, belle femme, pas remarquée auparavant et placée en avant de tous, comme celle qui, portant le drapeau, un sein à l'air sur l'arc de triomphe ou les billets de banque. Après la gaieté, souvent la lassitude prenant très vite et les dérangés des bureaux décidant de retourner sur leurs chaises, furieux d'avoir été bousculés, résignés et passant leur mauvaise humeur sur leurs collègues. Mais en ces temps, pourtant, chacun ayant parlé à son voisin et pas seulement par des tracts. Certaines discussions allant loin, des coups de bluff mêlés à la vie. Ne pas se laisser faire. Que faire à manger ce midi ? Lui (et montrer du doigt ou nommer) étant un suppôt du pouvoir. Moi, les tournedos, les préférer bien cuits.

Donc là, pour tout dialogue, courber l'échine et lire le tract (et maintenant pouvoir le relire puisqu’ayant gardé la chose palpable). Titre : la coupe pleine ! La littérature de colère avec des points d'exclamation, des phrases assassines, des expressions coupantes comme des rasoirs, des aigreurs d'estomac, des mots outragés. Chaque paragraphe débutant par une flèche comme un étalage d'arguments pour le lecteur et ainsi voir comment les plaignants étant bernés. Pourtant n'en rien retenir. Ne pas savoir les revendications. Trop de mots insipides empruntés à l'Entreprise et dénués de sens. Les phrases expliquant pourquoi la grève et quel service étant concerné, mais glisser sur les tics de langage que la boîte inocule à ses employés par la méthode Coué. Oublier vite les mots : optimisation, fonctions transverses, adéquation effectif-trafic, déploiement, fusion, challenges, spécificités. Oublier le langage syndical, les expressions toutes faites : le sacrifice sur l'autel de l'économie, les dérives abusives. Ne retenir que les mots de lassitude, les adverbes souvent parlés, rarement écrits, et remercier le rédacteur de les avoir essaimés ici : la conjonction "et" placée devant chaque paragraphe, son bruit de goutte d'eau de plus pour faire déborder la coupe du titre ; les expressions : comme toujours, la moindre des choses, le temps de dire stop, mériter mieux que le mépris. Dans "vers une nouvelle dégradation notable de nos conditions de travail", ne regarder que "notable" comme important, et la chose qui s'imprime jour après jour dans les souvenirs, cette rancœur notable, un jour tout devant ressortir dans le feu des palettes.

Parti après le repas pris à la cantine. N'être pas passé devant eux. Le vent ayant forci et les fanions claquant au vent, les hommes debout devinés derrière la grille.
extrait de Central de Thierry Beinstingel