Roman Calendar

lundi 30 juin 2008

La 32eme nouvelle de l'Heptameron


La Madeleine à la veilleuse de George de La Tour

[...] Aussi, le dict Bernage luy dist l'occasion de sa legation: en quoy le gentil homme s'offryt de faire tout service à luy possible au Roy son maistre, et le mena dedans sa maison, où il le logea et festoya honorablement.

Il estoit heure de soupper; le gentil homme le mena en une belle salle tendue de belle tapisserye. Et, ainsy que la viande fut apportée sur la table, veid sortyr de derriere la tapisserye une femme, la plus belle qu'il estoit possible de regarder, mais elle avoit sa teste toute tondue, le demeurant du corps habillé de noir à l'alemande. Après que le dict seigneur eut lavé avecq le seigneur de Bernaige, l'on porta l'eaue à ceste dame, qui lava et s'alla seoir au bout de la table, sans parler à nulluy, ny nul à elle. Le seigneur de Bernaige la regarda bien fort, et luy sembla une des plus belles dames qu'il avoit jamais veues, sinon qu'elle avoit le visaige bien pasle et la contenance bien triste. Après qu'elle eut mengé ung peu, elle demanda à boyre, ce que luy apporta ung serviteur de leans dedans ung esmerveillable vaisseau, car c'estoit la teste d'un mort, dont les oeilz estoient bouchez d'argent: et ainsy beut deux ou trois foys. La damoiselle, après qu'elle eut souppé et faict laver les mains, feit une reverance au seigneur de la maison et s'en retourna derriere la tapisserye, sans parler à personne. Bernaige fut tant esbahy de veoir chose si estrange, qu'il en devint tout triste et pensif. Le gentil homme, qui s'en apperçeut, luy dist: "Je voy bien que vous vous estonnez de ce que vous avez veu en ceste table; mais, veu l'honnesteté que je treuve en vous, je ne vous veulx celer que c'est, afin que vous ne pensiez qu'il y ayt en moy telle cruaulté sans grande occasion. Ceste dame que vous avez veu est ma femme, laquelle j'ay plus aymée que jamais homme pourroit aymer femme, tant que, pour l'espouser, je oubliay toute craincte, en sorte que je l'amenay icy dedans, maulgré ses parens. Elle aussy, me monstroit tant de signes d'amour, que j'eusse hazardé dix mille vyes pour la mectre ceans à son ayse et à la myenne; où nous avons vescu ung temps à tel repos et contentement, que je me tenois le plus heureux gentil homme de la chrestienté. Mais, en ung voiage que je feis, où mon honneur me contraingnit d'aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience et l'amour qu'elle avoit en moy, qu'elle fut amoureuse d'un jeune gentil homme que j'avois nourry ceans; dont, à mon retour, je me cuydai apercevoir. Si est-ce que l'amour que je lui portois estoit si grand, que je ne me povois desfier d'elle jusques à la fin que l'experience me creva les oeilz, et veiz ce que je craingnois plus que la mort. Parquoy, l'amour que je luy portois fut convertie en fureur et desespoir, en telle sorte que je la guettay de si près, que, ung jour, faingnant aller dehors, me cachay en la chambre où maintenant elle demeure, où, bientost après mon partement, elle se retira et y feit venir ce jeune gentil homme, lequel je veiz entrer avec la privaulté qui n'appartenoyt que à moi avoir à elle. Mais, quant je veiz qu'il vouloit monter sur le lict auprès d'elle, je saillys dehors et le prins entre ses bras, où je le tuay. Et, pour ce que le crime de ma femme me sembla si grand que une telle mort n'estoit suffisante pour la punir, je luy ordonnay une peyne que je pense qu'elle a plus desagreable que la mort: c'est de l'enfermer en la dicte chambre où elle se retiroit pour prandre ses plus grandes delices et en la compaignye de celluy qu'elle aymoit trop mieulx que moy; auquel lieu je lui ay mis dans une armoyre tous les oz de son amy, tenduz comme chose pretieuse en ung cabinet. Et, affin qu'elle n'en oblye la memoire, en beuvant et mangeant, luy faictz servir à table, au lieu de couppe, la teste de ce meschant; et là, tout devant moy, afin qu'elle voie vivant celluy qu'elle a faict son mortel ennemy par sa faulte, et mort pour l'amour d'elle celluy duquel elle avoit preferé l'amityé à la myenne. Et ainsy elle veoit à disner et à soupper les deux choses qui plus luy doibvent desplaire: l'ennemy vivant et l'amy mort, et tout, par son peché. Au demorant, je la traicte comme moy-mesmes synon qu'elle vat tondue, car l'arraiement des cheveulx n'apartient à l'adultaire, ny le voyle à l'impudicque. Parquoy s'en vat rasée, monstrant qu'elle a perdu l'honneur de la virginité et pudicité. S'il vous plaist de prendre la peyne de la veoir, je vous y meneray."

Ce que feit voluntiers Bernaige: lesquelz descendirent à bas et trouverent qu'elle estoit en une tres belle chambre, assise toute seulle devant ung feu. Le gentil homme tira ung rideau qui estoit devant une grande armoyre, où il veid penduz tous les oz d'un homme mort. Bernaige avoit grande envie de parler à la dame, mais, de paour du mary, il n'osa. Le gentil homme, qui s'en apparceut, luy dist: "S'il vous plaist luy dire quelque chose, vous verrez quelle grace et parolle elle a. Bernaige luy dist à l'heure: Madame, vostre patience est egalle au torment. Je vous tiens la plus malheureuse femme du monde." La dame, ayant la larme à l'oeil, avecq une grace tant humble qu'il n'estoit possible de plus, luy dist: "Monsieur, je confesse ma faulte estre si grande, que tous les maulx, que le seigneur de ceans (lequel je ne suis digne de nommer mon mary) me sçauroit faire, ne me sont riens au prix du regret que j'ay de l'avoir offensé." En disant cela, se print fort à pleurer. Le gentil homme tira Bernaige par le bras et l'emmena. Le lendemain au matin, s'en partit pour aller faire la charge que le Roy luy avoit donnée. Toutesfois, disant adieu au gentil homme, ne se peut tenir de luy dire: "Monsieur, l'amour que je vous porte et l'honneur et privaulté que vous m'avez faicte en vostre maison, me contraingnent à vous dire qu'il me semble, veu la grande repentance de vostre pauvre femme, que vous luy debvez user de misericorde; et aussy, vous estes jeune, et n'avez nulz enfans; et seroit grand dommaige de perdre une si belle maison que la vostre, et que ceulx qui ne vous ayment peut-estre poinct, en fussent heritiers." Le gentil homme, qui avoit deliberé de ne parler jamais à sa femme, pensa longuement aux propos que luy tint le seigneur de Bernaige; et enfin congneut qu'il disoit verité, et luy promist que, si elle perseveroit en ceste humilité, il en auroit quelquefois pitié. Ainsi s'en alla Bernaige faire sa charge. Et quant il fut retourné devant le Roi son maistre, luy feit tout au long le compte que le prince trouva tel comme il disoit; et, en autres choses, ayant parlé de la beaulté de la dame, envoya son painctre, nommé Jehan de Paris, pour luy rapporter ceste dame au vif. Ce qu'il feit après le consentement de son mary, lequel, après longue penitence, pour le desir qu'il avoit d'avoir enfans et pour la pitié qu'il eut de sa femme, qui en si grande humilité recepvoit ceste penitence, il la reprint avecq soy, et en eut depuis beaucoup de beaulx enfans.

"Mes dames, si toutes celles à qui pareil cas est advenu beuvoient en telz vaisseaulx, j'aurois grand paour que beaucoup de coupes dorées seroient converties en testes de mortz. Dieu nous en veulle garder, car, si sa bonté ne nous retient, il n'y a aucun d'entre nous qui ne puisse faire pis; mais, ayant confiance en luy, il gardera celles qui confessent ne se pouvoir par elles-mesmes garder; et celles qui se confient en leurs forces sont en grand dangier d'estre tentées jusques à confesser leur infirmité. Et en est veu plusieurs qui ont tresbuché en tel cas, dont l'honneur saulvoit celles que l'on estimoit les moins vertueuses; et dist le viel proverbe: Ce que Dieu garde est bien gardé. - Je trouve, dist Parlamente, ceste punition autant raisonnable qu'il est possible; car, tout ainsy que l'offence est pire que la mort, aussy est la pugnition pire que la mort." Dist Ennasuitte: "Je ne suis pas de vostre opinion, car j'aymerois mieulx toute ma vie veoir les oz de tous mes serviteurs en mon cabinet, que de mourir pour eulx, veu qu'il n'y a mesfaict qui ne se puisse amender; mais, après la mort, n'y a poinct d'amendement. - Comment sçauriez-vous amender la honte? dist Longarine, car vous sçavez que, quelque chose que puisse faire une femme après ung tel mesfaict, ne sçauroit reparer son honneur? - Je vous prye, dist Ennasuitte, dictes-moy si la Magdelaine n'a pas plus d'honneur entre les hommes maintenant, que sa sœur qui estoit vierge? - Je vous confesse, dist Longarine, qu'elle est louée entre nous de la grande amour qu'elle a portée à Jesus Christ; et de sa grand penitence; mais si luy demeure le nom de Pecheresse. - Je ne me soulcie, dist Ennasuitte, quel nom les hommes me donnent, mais que Dieu me pardonne et mon mary aussy. Il n'y a rien pourquoy je voulsisse morir. - Si ceste damoiselle aymoit son mary comme elle debvoit, dist Dagoucin, je m'esbahys comme elle ne mouroit de deuil, en regardant les oz de celluy, à qui, par son peché, elle avoit donné la mort. - Cependant, Dagoucin, dist Simontault, estes-vous encores à sçavoir que les femmes n'ont amour ny regret? - Je suis encores à le sçavoir, dist Dagoucin, car je n'ay jamais osé tenter leur amour, de paour d'en trouver moins que j'en desire. - Vous vivez donc de foy et d'esperance, dist Nomerfide, comme le pluvier, du vent? Vous estes bien aisé à nourrir! - Je me contente, dist-il, de l'amour que je sens en moy et de l'espoir qu'il y a au cœur des dames, mais, si je le sçavois, comme, je l'espere, j'aurois si extresme contentement, que je ne le sçaurois porter sans mourir. - Gardez-vous bien de la peste, dist Geburon, car, de ceste malladye là, je vous en asseure. Mais je vouldrois sçavoir à qui madame Oisille donnera sa voix. - Je la donne, dist-elle, à Symontault, lequel je sçay bien qu'il n'espargnera personne. - Autant vault, dist-il, que vous mectez à sus que je suis ung peu medisant? Si ne lairray-je à vous monstrer que ceulx que l'on disoit mesdisans ont dict verité. Je croy, mes dames, que vous n'estes pas si sottes que de croyre en toutes les Nouvelles que l'on vous vient compter, quelque apparence qu'elles puissent avoir de saincteté, si la preuve n'y est si grande qu'elle ne puisse estre remise en doubte. Aussy, sous telles especes de miracles, y a souvent des abbuz; et, pour ce, j'ay eu envie de vous racompter ung miracle, qui ne sera moins à la louange d'un prince fidelle, que au deshonneur d'un meschant ministre d'eglise."

Marguerite de Navarre, Heptameron, quatrième journée, trente-deuxième nouvelle.

1 commentaire:

J. B a dit…

Pssst ! Vous qui passez, si vous connaissez une version de cette nouvelle en français modernisé, dites-le moi, je la cherche !